MEDITATION

Vendredi Saint 2014

"Le Serviteur souffrant"

LE SENS DE LA PASSION
Dominique FONTAINE, Prêtre, Théologien, Ecrivain

Une « Nouvelle Alliance » pour servir

Jésus marche sur les routes de Palestine, il guérit des possédés : ces malheureux étaient enfermées dans une mort psychologique et sociale, ils n’étaient plus eux-mêmes, ils étaient « garottés ». Et Jésus les libère, leur redonne leur libre arbitre. Il croisent aussi des lépreux. Ces exclus de la société, mis en quarantaine parce que contagieux, Jésus les fréquente, les touche, leur demande d’aller voir les prêtres pour obtenir un certificat les réintégrant dans la société humaine et religieuse.

Possédés ou lépreux, Jésus les restaure dans leur humanité.

Et voilà que, au dernier repas, les disciples se battent entre eux pour savoir qui est le plus grand. Jésus alors leur dit : « Je suis au milieu de vous comme le serviteur ». Effectivement, Il s’est mis en tenue de service en leur lavant les pieds , Il a servi le repas, Et ce qu’il leur a donné à manger et à boire, c’est sa vie de chair et de sang, c’est lui-même. Il noue une « Nouvelle Alliance », Tel est le service le plus fort, le plus radical qu’il rend. Il l’avait annoncé en disant : « Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir, et, donner sa vie en rançon pour la multitude. » (Mt 20,28 et Mc 10,45). Nous nous contentons souvent de la première partie de la phrase et nous avons tendance à gommer la deuxième, parce que cette idée de rançon à payer nous gêne. Pourtant la parole de Jésus est claire : cette rançon, c’est ce qu’il vit par avance le jeudi saint et qu’il va accepter de vivre jusqu’au bout sur la croix. Telle est la « Nouvelle Alliance ».

Prenons conscience de l’énormité de ce que nous chrétiens, nous disons : un homme a vécu un sacrifice une fois pour toutes ; par un événement arrivé dans un endroit obscur de l’empire romain, et passé pratiquement inaperçu à l’époque, c’est toute l’humanité de tous les temps qui est sauvée, les péchés sont pardonnés, tout est accompli et il n’y a pas besoin d’attendre un autre sauveur pour l’humanité ! Et tout cela par la mort d’un homme condamné sur une croix, parmi des milliers d’autres crucifiés dans l’histoire.

Il n’a pas retourné
l’accusation contre nous

Revenons au dernier repas où Jésus dit : « Je suis au milieu de vous comme le Serviteur ». Le Serviteur ? Mais il y avait bien dans la Bible juive la figure d’un Serviteur, cette figure énigmatique d’un mystérieux Serviteur de Dieu, dont parle Isaïe : « des multitudes avaient été épouvantées à sa vue, tant son aspect était défiguré, il n’avait plus d’apparence humaine ni l’aspect des fils d’Adam ». « Il était rejeté et méprisé par les hommes ; maltraité, il s’humiliait ». Nous voyons le Christ aux outrages, nous entendons les insultes. « Par coercition, il a été arrêté ». Nous voyons l’épisode de l’arrestation nocturne. « Il n’ouvrait pas la bouche, comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs ». Nous voyons Jésus silencieux devant les accusations et les outrages, à l’heure où les agneaux étaient sacrifiés dans le Temple pour la fête de la Pâque… Et voilà que ceux qui assistent au spectacle (comme nous-mêmes qui écoutons la Passion et peut être tout homme qui est mis un jour en présence de ces récits des évangiles) se mettent à parler et à découvrir le sens de tout cela : « Et pourtant c’était nos souffrances qu’il supportait et nos douleurs dont il était accablé. » Mais cette prise de conscience que les souffrances et la mort du Serviteur nous concernent va de pair avec une autre prise de conscience : « Et nous autres, nous l’estimions châtié, frappé par Dieu et humilié ».
De fait, c’est bien ce que pensaient les gens à propos de Jésus : Il a été condamné par Dieu comme blasphémateur. C’est ce que dit le grand prêtre : « Vous avez entendu le blasphème ! » (Mc 14,64). Les gens croyaient vraiment à ce qu’ils disaient quand ils interpellaient Jésus crucifié et mettaient Dieu de leur côté.

L’autre étape de la prise de conscience est la reconnaissance du péché : « Il a été transpercé à cause de nos péchés, écrasé à cause de nos crimes. » On voit bien que c’est toute l’humanité qui parle à travers ce « nous ». Nous tous, nous pouvons nous découvrir tels que nous sommes : pécheurs, mais guéris et sauvés. Pourquoi ? Parce que notre péché et notre violence ont été supportés par un seul, le Juste, qui a ainsi « justifié les multitudes ». Nous prenons conscience que ce Dieu que nous découvrons a accepté en Jésus (« l’Agneau de Dieu ») d’être chargé de nos péchés : Il n’a pas réagi quand nous avons rejeté notre faute sur Jésus en demandant de le faire mourir. Il n’a pas retourné l’accusation contre nous. C’est le sens du silence de Jésus devant la femme adultère (Jn 8,10). Ce silence nous permet d’entendre notre propre voix et d’y reconnaitre notre propre méchanceté vis-à-vis de nos frères humains, sans pour autant en mourir. Nous découvrons alors avec émerveillement l’action du Père qui, par son Serviteur, oeuvrait en silence pour notre guérison. Nous découvrons le travail mystérieux du Père dont parlait Jésus. Et nous pouvons entrer dans ce pardon qui est révélé à tous et pas seulement aux chrétiens.

Notre humanité sauvée de sa violence

Ce qui éclate dans la passion de Jésus, c’est que la prise de conscience du péché n’est pas une condamnation, qu’elle n’écrase pas ceux qui découvrent leur violence. Toute l’humanité, qui est convoquée dans ce chant du Serviteur, peut découvrir le spectacle de sa violence et ses conséquences sans s’autodétruire dans la culpabilité. L’humanité qui se déchire depuis les origines peut prendre conscience du péché de sa violence sans en être écrasée. Ainsi, le pardon est premier, originel. Nous pouvons tous, qui que nous soyons, chrétiens, membres d’autres religions ou athées, reconnaitre la violence qui est en nous sans y être enfermés, sans être condamnés à « l’enfer », sans nous autodétruire. Cette révélation peut permettre à l’humanité d’être sauvée de sa violence. Il n’y a pas besoin d’attendre une autre révélation. Elle s’adresse à l’humanité de tous les temps et pas seulement aux chrétiens. C’est le message que porte la tradition chrétienne au monde. Voilà ce que nous pouvons dire à ceux qui nous demandent de rendre compte de l’espérance qui est en nous. Notre message, c’est que nous pouvons tous entrer dans la « descendance » du Serviteur, dans sa « semence ». Ainsi, le geste posé par Jésus au dernier repas et repris à chaque eucharistie porte en lui une autre façon de vivre les relations humaines. Mais l’eucharistie ne nous la propose pas à la manière d’un précepte moral, en nous disant : « il faut vivre des relations pacifiées ». En fait, c’est une révélation à recevoir.

Cette révélation, c’est le Christ serviteur, dont nous pouvons comprendre maintenant la profondeur. C’est en acceptant la vie du Christ donnée dans l’eucharistie que nous allons peu à peu nous laisser transformer, au plan personnel comme au plan de nos communautés. Tel est le sens de la vie du Serviteur de Dieu, dans lesquelles nous entrons par le baptême et que nous recevons comme une révélation toujours nouvelle dans l’eucharistie.

Cette évocation de la figure du Christ Serviteur dans sa Passion avait pour but d’aller à la source de l’œuvre du Christ dans ses trois dimensions : du service, de la Parole et de la liturgie.